Le chanceux

Erwin, mathématicien et physicien raté qui n’avait jamais attisé la sympathie, avait su qu’il contrôlerait le monde le jour où il inventa une machine capable d’explorer le temps. S’il le voulait, il pouvait revenir à l’ère des dinosaures, ou assister à la naissance de son arrière-grand-père, ou bien empêcher la venue de n’importe quelle guerre ; il le pouvait s’il le voulait, mais ce n’était pas ses desseins. Que voulait-il ? Le pouvoir, l’argent, la renommée. Il obtiendrait des richesses que les rêves les plus cupides ne pouvaient réaliser. Il lui suffisait pour cela de prendre connaissance des numéros du loto puis de revenir en arrière pour devenir riche. Il détenait le Pouvoir, il était tout-puissant, rien ni personne ne pouvait lui barrer la route.
Erwin sortit de sa maison délabrée, qui ressemblait plutôt à un vieux taudis rafistolé, avec ses bottes noires sales et sa machine temporelle, si compacte qu’elle tenait dans son sac à dos. Il se rendit à quelques pas de sa maison et prit une grande inspiration ; il n’avait aucune expérience avec cette machine, et craignait qu’un problème se produise. Il avait fait des dizaines, des centaines de calculs incompréhensibles pour le non-initié, sur un grand tableau, trouvée dans un sac d’ordures, dans sa minuscule et insignifiante maison. S’il réussissait, sa vie changerait et ses rêves mégalomanes allaient aboutir.

Dans la plaine désolée où il habitait, il activa sa machine en pressant un simple bouton ; des éclairs et des flammes extraordinaires jaillirent du vide, et Erwin disparut dans un fracas.

*

Erwin avait emporté le gros lot : cinq cents millions. Cinq cents millions, se répétait-il frénétiquement. Il avait tout refait : on l’avait acclamé et il était considéré comme étant l’homme le plus chanceux du monde. Il s’était offert une résidence de luxe, un yacht et une demi-douzaine de voitures de sport. Son quotidien, depuis ce jour, se résumait à fréquenter des gens aussi fortunés que lui, à se divertir par des amusements mondains et à passer de fille en fille. Son passé de mendigot était révolu, il était riche et puissant.
Il crut pendant un moment que cela lui suffirait. Cependant, son avarice le poussait à thésauriser excessivement. Il ne put s’empêcher de ressortir de son placard la machine soigneusement cachée par ses soins, car il voulait plus, toujours plus.

*

Le très opulent Erwin, désormais milliardaire, avait acheté plusieurs hectares de forêt, pour ses promenades matinales, avait fait construire des statues en son honneur sur les places des plus grandes villes du monde et avait gagné un surnom élogieux, Défenseur des orphelins, par la presse internationale, pour son don de quelques millions euros – dérisoire en comparant cette somme à sa fortune personnelle – à des associations caritatives. On se demandait bien comment ce banal citoyen avait pu gagner deux fois de suite le plus grand tirage au sort de loto ; les statisticiens ont affirmé que cela était tout à fait impossible. Certains ont même crié au complot. Mais rien ne pouvait l’accuser, on le disait simplement extrêmement chanceux.
Erwin, pendant ce temps, songeait : et s’il retentait ça une troisième fois ?

*

L’ancien mathématicien et physicien raté était maintenant multi-milliardaire. Il sut que son bonheur ne pouvait être égalée. Et s’il achetait le monde ? Cela se pourrait bien, pensait-il. Contrairement au dicton populaire, il savait que l’argent faisait le bonheur – son bonheur en tout cas.
Dans un château surplombant un magnifique paysage, il rêvassait, tranquillement, son cigare entre les lèvres et un feu animant la pièce, seul le bruit gracieux d’un papillon domestique régnait.
Tout s’arrêta soudainement, les mouvements versatiles des flammes et de la fumée ; le papillon cessa de battre ses ailes mais ne tomba pas.
Seul Erwin était capable de se mouvoir, dans l’incompréhension totale, ne sachant pas ce qui pouvait bien se produire. Deux êtres, qui ne venaient pas de ce monde, apparurent sous ses yeux :
- « Erwin Thomas Johnson, fit l’un d’eux, vous êtes arrêté pour l’usage abusive et illicite du temps. Veuillez nous suivre sans discussion.
- Qu. quoi ? Je… je ne comprends pas ce qui se passe. Je…
- Taisez-vous, répliqua rudement l’autre. Vous croyiez passé entre les mailles du filet ? Vous serez jugé par l’Ambassade conformément à la loi.
- L’ambassade… ? Ecoutez, je ne sais pas de quoi vous parlez, je ne crois pas que… »
L’un d’eux fit apparaître dans l’une de ses mains une arme de poing, semblable à un pistolet, et le braqua sur le pauvre homme.
- « Suivez-nous immédiatement, ou nous serons contraints de faire usage de la force.
- Non, vous ne comprenez pas, je… »
Il fut interrompu lorsque l’étranger pressa sur la gâchette.

« Tu crois qu’ils vont être indulgents ? » dit-il à son compagnon.
Il prit un instant pour réfléchir. Il répondit :
« Non, généralement, c’est la peine capitale ».

 

 

 

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